Le Naturalisme se meurt, le Naturalisme est mort ! Seul le grand pontife a gardé sa foi et perpétue
l'office, abandonné de ceux-là même qui
furent ses prêtres les plus fervents. Non pas que, radieux exaltés d'une foi nouvelle, ils marchent
avec certitude vers leur Terre Promise : ils s'agitent
en pleines ténèbres, avancent à tâtons ou piétinent sur place, dans les affres du doute. Mais
parfois, en ce dur voyage pour la vague Chanaan,
l'un d'eux perçoit qu'une aube délave l'obscurité
de la route, et telle est sa détresse qu'il acclame d'enthousiasme cette indécise clarté : sans attendre
qu'il fasse jour, sans se demander si ce ne sont
point ses yeux qui s'accoutument à la nuit, s'il n'est point dupe d'une hallucination ou d'un mirage,
vite il emprisonne la parcelle de vérité dans
une formule où il appose un sceau particulier, un
de ces mots en isme si fréquemment surgis pendant
ces derniers temps, et dont le benjamin est
l'intuitivisme.
Mais M. Edouard Rod est un esprit trop prudent
pour dire ce mot en Messie de la religion
espérée : il le hasarde, l'insinue avec circonspection,
doucement ironique pour lui-même et pour
les inventeurs de systèmes en isme. Après avoir
noté quelques-unes des causes qui
ont détaché
ceux de sa génération et lui du Naturalisme, et
indiqué timidement leurs tendances vers un symbolisme
peut-être, en somme, incompatible avec le roman, M. Édouard Rod propose : « Si j'avais
la foi unilatérale de ceux qui croient au sens
précis des termes, je prendrais le mot INTUITIVISME,
et j'en ferais une étiquette à coller sur
le flacon où nous nous débattrions ensemble ».
Et, littérairement parlant, il définit l'intuitif « un
homme qui regarde en soi-même... Mais il ne
suffit pas de regarder en soi, il faut voir autre
chose que soi... L'intuitivisme, si par hasard on
voulait accepter ce mot, serait donc l'application
de l'intuition comme méthode de psychologie
littéraire : regarder en soi, non pour se connaître
ni pour s'aimer, mais pour connaître et aimer les autres ; chercher dans le microcosme de son
cœur le jeu du cœur humain ; partir de là pour
aller plus loin que soi, et parce qu'en soi, quoi
qu'on dise, se réfléchit le monde ».
Or, en quoi la méthode intuitiviste de psychologie
différerait-elle de la méthode (car il n'y en a
qu'une) de psychologie employée dans tous les
temps ? Hormis l'autobiographe, historien psychologue
plutôt que romancier, quiconque écrit un
roman n'a que son moi pour y voir dans le moi de
ses personnages ; et qu'il veuille aller plus loin que
soi ou en deçà, c'est toujours à son moi-boussole
qu'il lui faut recourir pour s'orienter, à son
moi-équateur pour mesurer les distances et régler
l'être qu'il crée. Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais
d'autre méthode de psychologie littéraire. Cela,
d'ailleurs, se prouve par l'absurde : comment le plus
génial des habitants de la Terre, supposé convaincu
que la Lune est peuplée, s'y prendrait-il pour l'étude
psychologique d'un habitant de la Lune, n'ayant
aucun terme de comparaison, aucune « fenêtre
ouverte » sur l'âme d'un être que, par cela seul qu'il
est différent de lui-même, il ne peut concevoir
dans son essence ? Déjà, donc, il appert que l'intuitivisme
engloberait, sauf les autobiographes,
tous les psychologues, et non pas seulement une
catégorie de psychologues. Mais il ne comprend
pas qu'eux, car l'intuition, pour tous les romanciers
qui ne sont point de purs fantaisistes, est l'unique moyen d'insuffler, ou proprement de
prêter la vie. Les plus documentaires des naturalistes,
les fanatiques de l'observation, ceux qui s'effacent le plus devant les agissements de leurs
personnages, sont bien obligés, sous peine de fabriquer
cette machine automatique : des marionnettes
se mouvant dans un décor, de définir de temps à autre des états d'âme, quel que soit du
reste le procédé, d'entrer « dans la peau du bonhomme » ;
et c'est alors que l'intuition leur est indispensable, ou, en termes précis, le mot intuition
s'interprétant de façons diverses, la faculté de
transposition de leur propre moi déformé selon
leur conception de personnage.
L'invention d'une théorie n'allait point sans
modifications techniques, et M. Édouard Rod avance qu'il a cherché à « dégager le roman de
quelques-unes des scories qui l'empêchent de se
développer dans le sens indiqué : de la description,
d'abord... fastidieuse et surtout illusoire, car
elle tient beaucoup de place, dit peu de chose et
n'explique rien ». Ceci n'est que spécieux. Dans nombre de livres, certes, la description usurpe la
place, n'est qu'en relation très éloignée avec le
sujet, et partant devient fastidieuse et illusoire.
Mais, théoriquement, cela ne prouve rien, et pratiquement
ne fait que déceler artistes défectueux
des auteurs qui n'ont point la perception des rapports
entre le sujet et la chose ambiante, et
manquent du don de pondération sans lequel il est
impossible d'atteindre à l'eurythmie. Je ne voudrais
point ressasser la vieille discussion des milieux,
mais il est certain que la description des choses parmi quoi se meut un être, et strictement
circonscrite aux rapports de l'être à ces choses,
loin de nuire, comme une superfétation, à l'économie
de l'œuvre, la complète — et souvent résout très brièvement des phénomènes psychiques qui demanderaient un long détail, plus fastidieux
encore qu'une description « à coté ».
Parmi les scories dont M. Edouard Rod dit avoir
cherché à dégager le roman, il y a aussi « les récits
rétrospectifs, qui, destinés à présenter le personnage,
sont devenus, à force d'usage, des clichés sur l'enfance, l'adolescence et l'éducation », ― et
enfin les « scènes », pour ce qu'elles ont presque
toujours « un air désagréablement artificiel et
théâtral ». Ce serait là, sans doute, une bonne besogne ;
mais qui donc, sinon les écrivains maladroits
(ou très jeunes et ne tenant pas encore leur métier),
s'escrime encore aux récits rétrospectifs ? Et les « scènes », Flaubert n'en a guère, que je
sache, dans l'Éducation sentimentale, l'œuvre entier
de MM. de Goncourt presque pas, et M. Huysmans
nulle part.
Il semble donc que le mot intuitivisme n'étiquette
rien de bien neuf, ni relativement aux tendances
actuelles des esprits, ni en ce qui concerne les moyens d'exprimer. Il est équitable de noter
que M. Édouard Rod n'a pas écrit sa préface exclusivement
pour lancer ce mot, mais pour expliquer
à ses « amis connus et inconnus » l'évolution de ses idées, simultanée, sinon parallèle, à
une évolution des idées chez tous ceux de sa génération
littéraire. Et là réside un fait important,
car il est avéré que, après s'être un moment
arrêtés au Naturalisme, la presque totalité des jeunes
littérateurs évoluent aujourd'hui — sans d'ailleurs
trop savoir où ils vont. Ce n'est pas ici le lieu
d'étudier les très nombreuses tendances nouvelles,
mais cette constatation me paraît topique que le
cycle naturaliste, prétendu si peu vaste pourtant,
restera incomplet, et que même infiniment peu
des sujets qu'il renferme auront trouvé leur juste expression.
En effet, dans l'échelle idéale qui part de la matière
inerte, passe par les végétaux, les animaux
et l'homme pour aboutir à Dieu, l'homme occupe
un nombre considérable de degrés, pas beaucoup plus qu'animal en certains cas par le peu de
développement de son cerveau, mais aussi tout près
de Dieu parfois eu égard à l'étendue de son intelligence.
Or, si le réalisme est bien l'expression immédiate de toute la vérité acquise, le cycle
réaliste demeure incomplet en ce que non seulement
on n'y rencontre point toutes les combinaisons
connues d'individus, mais pas même tous les
types d'individus.
Quant à l'expression réaliste, elle doit de toute
nécessité, pour être juste, combiner l'observation,
l'expérience et l'induction certaine, être en un mot
la cristallisation selon les lois naturelles de la vérité
tangible ; et, à ce point de vue, concevoir l'individu en dehors de son milieu serait un non
sens. Le Naturalisme l'a bien posé en principe,
mais, dans la pratique, au lieu de se borner à la
seule peinture, et selon les lois, des choses qui
agissent sur l'être, il a peint toutes les choses
parmi lesquelles l'être vit, les indispensables et
les inutiles, sans discernement des valeurs. D'où
le milieu, développé monstrueusement aux dépens
de l'individu, puis la disparition dans le pêle-mêle
des liens de l'individu an milieu : l'observation
semble une étude concurrente à l'étude psychologique,
nullement reliées entre elles, et la description
toujours arbitraire. En sorte que M. Édouard
Rod a pu dire, visant, je veux croire, les œuvres et
non la théorie, que l'observation « fait de l'artiste
un photographe et néglige ce que les faits ont de
plus intéressant, c'est-à-dire leur signification ».
Mais un autre défaut a aussi empêché le roman
naturaliste d'atteindre à la juste expression du
vrai : l'abus de l'analyse, qui dissout le fait et en
abolit le caractère, délayage absolument contraire
au but même de l'art : la synthèse. Évidemment
l'auteur doit être un analyste, mais pour, après
avoir désagrégé le fait, le reconstituer, le concréter
sous l'aspect saillant et caractéristique qui répond
à la fin de l'œuvre, dans l'édification de
quoi il ne saurait entrer, si l'on peut dire, éparpillé
en molécules, mais à l'état de particule composée.
Entre qui s'évertue à exprimer la vie par la
seule étude de l'âme, en dehors de toute circonstance
extrinsèque, et quiconque cherche ce résultat
par la seule notation d'agissements dans un décor, en dehors de toute étude de l'âme, il y a
place pour qui résumerait les deux manières en
les combinant, laisserait d'abord l'individu à son
milieu, et avec la connaissance des lois qui régissent
les relations de ces deux termes inséparables,
obtiendrait l'expression synthétique d'une portion
de vie, d'une vie, ou d'un groupement de vies. La
théorie, du reste, n'est pas neuve, puisqu'elle
s'induit tout entière de l’Éducation sentimentale,
chef-d'œuvre de pondération où sont à peine sensibles
deux ou trois erreurs de statique, admirable
synthèse qui serait la parfaite expression réaliste
sans quelques touches romantiques — encore que
ce livre restitue l'époque d'Antony.
Mais combien d'œuvres du cycle réaliste s'élèvent
à cette expression synthétique du vrai ! M. Émile Zola, romantique autant qu'Hugo et descriptif-
symboliste, est sciemment demeuré à côté ; les frères de Goncourt avaient trop d'esprit pour
peindre vraie l'humanité lourdaude, et M. Edmond
de Goncourt travaillant seul est trop analyste ;
M. Huysmans aussi est trop analyste, et de plus
trop peintre ; trop analystes, chacun dans une note
différente, MM. Hennique , Céard et Camille
Lemonnier ; trop objectiviste M. Paul Alexis.
Et tous ceux qui vinrent ensuite procèdent de
ceux-là ou en exagèrent les difformités (relatives,
bien entendu, et dont plusieurs, considérées
sous un autre angle que celui où je les regarde
en cet article, sont des qualités de premier ordre),
et davantage s'écartent de l'expression adéquate
au concept réaliste. Il n'y a pour s'en rapprocher
que M. Alphonse Daudet, par places, et seulement
dans Sapho et dans l'Immortel, tous ses autres
livres étant tarés de « fleurbleuisme » et de
fausse sentimentalité. Seul , enfin, M. Guy de
Maupassant a touché barre parfois : certaines de
ses nouvelles sont achevées. Il semblait que l'auteur
d’Une Vie fût marqué pour, en se perfectionnant,
donner sa plus complète expression au
roman de vérité immédiate ; mais il est plus objectiviste encore dans Bel-Ami, et le voici maintenant à l'opposite, dans la psychologie.
Le cycle réaliste aura donc manqué du synthétiste que je veux dire, également loin du plat documentaire et de l'assommant psychologue quand même, troisième larron entrevu par M. Zola, j'imagine, alors que, s'avouant lui-même trop romantique pour cette tâche, il espérait des écrivains futurs l'accomplissement de l'œuvre rêvée. Ce troisième larron, à coup sûr, ne participerait
pas plus du commissaire-priseur que du photographe :
ce serait un artiste de grand talent, dont
le champ d'action, naturellement fini, fermé aux
au-delà de l'idéalisme, est cependant bien plus vaste que ne le prétend une critique sans profondeur.
Et je crois soutenable ce paradoxe : si
quelques-uns, parmi ceux qui furent réalistes,
sont tout de bons sollicités par l'orientation de
leur esprit à s'éloigner de leur première esthétique,
les autres l'abandonnent uniquement parce
que, sachant qu'il n'est plus possible de se localiser dans l'observation et l'analyse, il ne se sentent
point l'envergure de la synthèse, qui requiert
à la fois la vue d'ensemble, l'observation, la psychologie, l'analyse, le sentiment de l'harmonie ―
sans compter l'intuition.
Alfred Vallette.
Mars 1890.