Quand fut achevé le siècle dernier, les sciences occultes, autrefois en si grand honneur, avaient perdu jusqu'au privilège d'éveiller la curiosité on de frapper l'imagination. Elles semblaient mortes pour jamais sous les coups que s'était efforcé de leur porter l'abbé Montfaucon de Villars avec son Comte de Gabalis. Si elles conservaient quelques adeptes, ceux-ci ne l'avouaient guère, peu soucieux de livrer à l'indifférence plus encore qu'à la risée publique leurs croyances et leurs études.
Sous le premier Empire, l'exemple de Fabre d'Olivet, persécuté par Napoléon, et dont les ouvrages vont s'enfouir dans de rares bibliothèques, invite les occultistes au silence.
Honoré de Wronski, Lacuria, Louis Lucas ne trouvent point de lecteurs ; Eliphas Levi, P. Christian éveillent à leur heure une attention passagère et sceptique ; Ragon et les auteurs maçonniques, qui, plus que tous autres, conservent les pures traditions de la philosophie hermétique, n'écrivent que pour les Loges.
Seuls les romanciers entretiennent encore le public des grandes Vérités qui semblent perdues. « Les sciences occultes, affirme un jour Nodier, datent de trop loin, elles ont trop passionné l'Humanité pour êtres vides de sens ».
Quant à Balzac, au cours de son œuvre génial, il parle constamment des hautes Sciences avec respect et foi. Il leur consacre même des Volumes entiers : la Recherche de l'Absolu est un monument de justice élevé à l'alchimie ; Louis Lambert expose magnifiquement la théorie des occultistes sur la volonté ; Séraphitus met en lumière le problème de la trinité humaine.
Les efforts de Balzac ne devaient point rester stériles. Ces dernières années ont été témoin d'une renaissance des études d'occultisme. L'honneur immédiat en revient à diverses associations, parmi lesquelles : la Société théosophique; à quelques revues: l’Aurore, le Lotus, l’Initiation, rédigées par des écrivains ou des savants de haute valeur, tels que MM. Gaboriau, Alber Jhouney, Papus, Ely Star, Mac Nab..., et surtout, en ce qui regarde la grande diffusion des Doctrines, aux romans
tant remarquables et si discutés de M. Joséphin Péladan.
À cette heure, la plupart des intellectuels ont quelque notion des sciences occultes, et la publication de tout sérieux ouvrage de Magie est une heureuse fortune, au moins pour leur curiosité. Aussi feront-ils bon accueil au volume que M. Stanislas de Guaita vient de publier chez l'éditeur Carré. C'est une édition " nouvelle, corrigée, augmentée et refondue en divers points, avec deux belles figures magiques d'après Kunrath et un appendice inédit ", d'un Essai de sciences maudites ayant pour titre Au seuil du Mystère.
Ce volume est d'un haut intérêt et témoigne d'une véritable science. Il est malheureusement plus que difficile d'en donner une réelle analyse. C'est une sorte d'introduction à des travaux ultérieurs, où l'auteur jette seulement un coup d'œil sur les origines et l'histoire des sciences occultes. Il passe en une revue rapide les doctrines fondamentales de l'Hermétisme et esquisse le rôle immense qu'elles jouèrent dans le gouvernement des peuples d'Asie, d'Afrique et d'Europe, trois mille ans avant Jésus-Christ. Il les montre ensuite poursuivant des destinées diverses jusqu'à notre temps, mais toujours bien vivantes dans l'ombre comme dans la lumière, en dépit des persécutions de l'ignorance ou de la haine.
Hommage est aussi rendu à ces astrologues, à ces alchimistes, à tous ces chercheurs ou ces maîtres des forces mystérieuses de la Nature, que la science officielle traite de charlatans ou de fous, soit qu'elle ait dédaigné de lire leurs ouvrages, soit qu'elle ait manqué des lumières nécessaires pour les comprendre.
Puis M. Guaita nous dit sa joie de voir l'occultisme remis en honneur et propagé par d'excellents écrivains contemporains, dont la plupart sont ses amis, et, pour conclure, il invite les forts « à monter l'échelle de Jacob afin de se faire initier dans le monde intelligible, et de là redescendre tout radieux vers leurs frères profanes, les citoyens du monde sensible ».
Voilà certes un noble vœu auquel beaucoup s'associeront de grand cœur. Ceux qui possèdent le sens de la Magie se féliciteront de voir le magistral exposé que M. de Guaita a donné de leurs plus chères croyances, et, sans vouloir prendre parti entre kabbalistes et bouddhistes, ils le loueront aussi de ce qu'elles sont exprimées en un style digne d'elles, n'ayant rien du grimoire, mais hautain, et tout rempli de cette harmonie et de ces nuances où l'on retrouve le poète de Rosa Mystica.
Il nous plairait de terminer par ce suffrage l'étude d'Au Seuil du Mystère, mais il importe d'y relever une accusation tout à fait surprenante portée contre une société qui, aux époques où l'occultisme semblait disparaître, en conservait les grands symboles avec un soin jaloux.
La Franc-Maçonnerie, insinue M. de Guaita, a tout à fait perdu le sens de ses mystères. Elle est incapable d'enseigner quoi que ce soit en occultisme :
« Les vieux symboles qu'elle révère et se transmet avec une pieuse routine sont devenus lettre morte pour elle : c'est une langue dont elle a perdu l'alphabet, en sorte que ses affidés, ne soupçonnent pas plus d'où ils viennent qu'ils ne savent où ils vont ».
Et, à l'appui de cette assertion, l'auteur, dans l'appendice de son livre, recommande chaleureusement à ses lecteurs deux sociétés : la Fraternité martiniste et la Rose Croix rénovée, chargées, paraît-il, de communiquer aux profanes un enseignement que la Maçonnerie est impuissante à leur donner désormais.
N'en déplaise à M. de Guaita, la Maçonnerie n'a point perdu le sens de ses symboles. Si divers Rites, tels que le Rite français, ou le Rite écossais selon la pratique de la Grande Loge Symbolique, semblent mériter, peut-être, le reproche adressé à tous les Rites indistinctement, il en est d'autres contre lesquels on ne saurait le formuler sans une criante injustice. Le Rite écossais ancien accepté et le Rite de Misraïm en France ont constamment refusé, avec la dernière énergie, de modifier leur rituel, et il faut n'avoir jamais ouvert une publication maçonnique, où compte est rendu des discussions soulevées à ce sujet, pour attribuer à une « pieuse routine » cet attachement aux traditions du Passé.
Les vieux symboles sont si peu lettre morte dans les Loges qu'un simple compagnon, par exemple, reçoit à propos de l'Étoile flamboyante les instructions les plus complètes sur l'existence et les lois du fluide astral.
À la vérité, il y aurait quelque hardiesse à prétendre que la majorité des maçons s'arrête à pénétrer et à méditer le sens des symboles. Mais s'il veulent s'en donner la peine — et l'esprit maçonnique les y invite — ils peuvent poursuivre utilement leur dessein dans les œuvres des hauts maçons comme Clavel, Bazot, Guillemain de Saint-Victor et Ragon, cette lumière!
Point n'est besoin de Fraternité martiniste ni de Rose Croix rénovée pour s'instruire en occultisme. Toute la doctrine de Saint-Martin a été recueillie dans
les Loges, et les Dix-huitièmes de la Maçonnerie ont à leur disposition autant, sinon plus, de richesses que les adhérents de la Rose Croix rénovée.
Pour en convaincre M. de Guaita, il faudrait sans doute une longue étude, où serait établi comment, de 1754 à 1768, Martinez Pasqualis propagea le Martinisme dans les loges maçonniques de France sous le nom d'ordre des Cohen, et comment son œuvre reçut après lui un développement considérable de Saint-Martin. Qu'il soit mentionné ici simplement, que la loge maçonnique Les Chevaliers de la Bienfaisance, fondée à Lyon par le philosophe inconnu, rayonna en Ateliers correspondants à Rouen, à Bordeaux, à Avignon, et que l'esprit martiniste s'est si bien conservé dans les loges qu'un orateur du Suprême Conseil du Rite Écossais s'exprimait ainsi en 1874 :
« Pour la pratique de la vie, nous avons cherché une formule capable de réunir toutes les conditions désirables. Celle qui répond le mieux aux opérations des Maçons se lit aujourd'hui au frontispice de nos planches ; elle est relativement neuve, car c'est vers le milieu du siècle dernier qu'elle fut précisée par un de nos frères du nom de Saint-Martin. La puissance du vrai est si grande que la devise révélée par Saint Martin éblouit tous les yeux. »
Il serait trop facile de multiplier de pareils exemples ; trop facile aussi de démontrer combien la Rose Croix rénovée pourrait retrouver toute sa doctrine, et mieux encore, dans les Chapitres.
Mais il serait inopportun de s'appesantir sur de pareilles considérations. Insister davantage serait peut-être atténuer l'expression de la haute estime que mérite Au seuil du Mystère.
Que M. de Guaita réfléchisse seulement — c'est le seul but de cette discussion — qu'il y a peu d'honneur et de charité à déserter le Temple, sous prétexte que les fidèles y ferment les yeux à la lumière, et d'aller fonder, à son ombre, de petites chapelles où l'on se donne la pauvre joie de prêcher des convertis.
Édouard Dubus.