- Pour fuir les plombs fondus, les pals et les marteaux,
- Ceux qu'avaient épargnés les vieux rites brutaux
- Gagnèrent, en pleurant, l'asile des bateaux...
- Ils jetaient dans la mer leurs ailes surannées,
- Et la berceuse mer berça bien des années
- Les nefs où gémissaient ces âmes condamnées...
- Hermès! Flambeau des nuits! Guide-nous où tu veux!...
- Et, bien longtemps, le vent marin, raillant leurs vœux,
- De ses doigts persifleurs caressa leurs cheveux...
- Alors que la tempête ébranlait leurs mâtures,
- Leurs fois, parfois, volaient vers des architectures
- De rêve, au pays d'or des bonnes aventures !...
- Et, parfois, le front bas, geignant, courbant le dos,
- Ils semblaient écrasés d'invisibles fardeaux...
- — Hermès! Quand verrons-nous les bleus Eldorados?...
- Ils voguaient, emplissant l'air de leurs voix dolentes,
- Insultant de leurs poings les voilures trop lentes
- Et suppliant des bras les vagues nonchalantes...
- Mais, pitoyant enfin à tous ces maux subis,
- Hermès, dieu des métaux, des sphynx et des ibis,
- Fit surgir à leurs yeux des paradis subits...
- C'était une île aux sables d'or, une grande île
- Où s'épanouissaient, près des tours de la ville,
- Des palmiers de saphir sous un doux ciel d'idylle.
- L'île où, dans les tiédeurs d'un constant messidor,
- Se sont baisés jadis Angélique et Médor,
- Où la flore et le sol semblent de gemme et d'or...
- Les cheveux constellés de pierres inconnues,
- S'avançaient à pas lents des jeunes femmes nues,
- Offrant aux étrangers des dons de bienvenues...
- Ils bénissaient Hermès, protecteur des ibis,
- Et, sur le littoral tapissé de tabis,
- Ruisselaient diamants, turquoises et rubis...
- Elles allaient, semant des parfums de pervenches,
- Offrant aux arrivants des cuisses et des hanches,
- Doux lit, jonché de lys, où dormir des nuits blanches...
- — Puisque les prêtres vils, loin de leurs impurs mets,
- Jadis, vous ont chassés, vous vivrez, désormais,
- Dans ce candide Eden qu'ils ne sauront jamais!...
- Ils plaindront votre exil sur l'île solitaire...
- Ne pouvant aborder la terre du Mystère,
- Ils diront son sol dur et son air délétère...
- Mais vous, loin des autels de leurs sanglants Molochs,
- N'ayant plus souvenir des glaives ni des socs,
- Et vos pieds ignorant les ronces et les rocs,
- Vous bénirez le ciel indulgent qui vous choie,
- Et, dans ce doux jardin de l'immuable joie,
- A jamais, vous vivrez des jours d'or et de soie !...
- Ainsi parla le dieu des ténébreux savoirs,
- Qui dicte aux faiseurs d'or les occultes devoirs,
- Hermès, berger des sphynx dans les royaumes noirs.
- Alors, les exilés des méchantes patries,
- Comme un avril qui monte en des branches flétries,
- Sentirent du printemps dans leurs âmes fleuries...
- Dans les prés de sinople ils allèrent s'asseoir...
- Le ciel était d'opale... Il faisait presque soir...
- Leur cœur s'évaporait ainsi qu'un encensoir...
- Les flûtes des Sylvains chantaient des chansons douces,
- Des naïades dansaient des rondes sur les mousses
- Et des fleurs de pêchers poudraient leurs toisons rousses.
- Et les flots bleus ceinturaient l'île, ainsi qu'un Styx...
- Des torrents de saphir tombaient des monts d'onyx...
- L'air était plein d'un vol d'aigles et de phénix...
- Sur un roc de cristal pleurait le luth d'Orphée,
- Et Sappho, pour baigner d'avril son corps de fée,
- Entr'ouvrait au zéphyr sa robe dégrafée...
- Acis, près, oh ! tout près de Galatée assis,
- Implorait le signal des sévères sourcils,
- Et Virgile rêvait dans les yeux d'Alexis....
- Et la brise emportait l'âme claire des chantres,
- Et les tigres broutaient des rosés dans leurs antres,
- Et les nymphes avaient des fleurs jusques aux ventres.
- Paris, près d'Héléna, disait des mots tout bas...
- Vierge folle arrachée aux rondes des Sabbats,
- Madeleine glissait l'or du Christ dans son bas...
- Et Pindare chantait les poings lourds des athlètes...
- Théocrite et Nisa fleurissaient des houlettes
- De guirlandes fleurant l'ambre des cassolettes....
- Homère célébrait les guerres de jadis...
- Et les blonds exilés des rivages maudits
- Sentaient bien qu'ils buvaient un peu de paradis...
- Des souffles imprégnés d'odeurs délicieuses
- Baignaient les nudités de leurs chairs otieuses...
- Et le sol rutilait de pierres précieuses...
- Et, déjà consolés des martyres subis,
- Ils contemplaient tous les joyaux d'Hermanubis,
- Les palmiers de saphir aux grappes de rubis,
- Les ruisseaux de turquoise et les monts de topazes,
- Les améthystes, les diamants des Caucases,
- Constellant les parvis dallés de chrysoprases,
- Les jades, les onyx, les verres, les émaux,
- Les coryndons, les jais, tous les soleils gemmaux
- Fleurissant l'émeraude et l'azur des rameaux.
- Et les doux exilés des méchantes patries,
- Comme un avril qui monte en des branches flétries,
- Sentaient sourdre un printemps dans leurs âmes fleuries.
- Mais, tout à coup, évocatrice du passé,
- Surgit des tours, les bras levés, le cil froncé,
- La fille du Soleil et de Persa, Circé !...
- Elle avance, Circé, théa des Etruries,
- Elle avance en l'azur bienveillant des prairies,
- Et son corps dévêtu brille de pierreries.
- Elle a des colliers lourds de clairs chrysobérils,
- Un soleil de rubis étoile son nombril,
- Et sa bouche fleurit d'un éternel avril;
- Ses regards sont couleur de la feuille des saules,
- Des oiseaux somptueux chantent sur ses épaules,
- Et son ventre est plus blanc que la neige des pôles.
- Un essaim de gais papillons envolés (1)
- Fleurit d'alertes fleurs ses cheveux violets,
- Des serpents sont tordus aux fûts de ses mollets,
- Les roses de ses seins brûlent comme des flammes,
- Et son corps est verni avec des amalgames
- Parfumés et brillants de laque et de cinnames.
- Les diamants et l'or ruissellent sur son corps...
- Elle avance, tenant dans ses doigts gantés d'or
- L'éclatant cinnor d'or, le sonore cinnor...
- Elle avance, Circé, théa des Etruries,
- Elle avance, en l'azur bienveillant des prairies,
- Son beau corps dévêtu brillant de pierreries.
- Magicienne, évocatrice du passé,
- Elle avance, les bras levés, le cil froncé,
- La fille du Soleil et de Persa, Circé !....
- Elle s'arrête enfin près du grand sycomore,
- Et c'est l'essor de ses doigts d'or sur lacmandore
- Et le sonore essor d'un chant couleur d'aurore.
- Sa voix a des échos sacrés d'harmonium,
- Et sa lèvre en bouton, peinte de minium,
- S'épanouit ainsi qu'un beau géranium...
- Les oiseaux se sont tus, les serpents adoucis,.
- Des papillons se sont posés sur ses sourcils...
- Elle chante les mots magiques que voici:
- Hermès! Hermès ! Hermharpocrate!
- Dieu des luths, des sphynx, des ibis!
- Tauth ! Fils du Nil et de l'Euphrate!
- Hermapollôn! Hermanubis!
- Dieu des couleuvres bicéphales!
- Dieu des cabales triomphales!
- Dieu des pierres philosophales!
- Et des creusets pleins de rubis!
- Hermès ! Herméros! Herméracle!
- Gardien des trous noirs du trésor,
- Semant dans la nuit de l'oracle
- Le sourire des astres d'or!
- Hermès ! Protecteur charitable
- De qui le proscrit lamentable
- Attend le baume indubitable
- Et l'aile pour le bon essor!
- Hermès ! Mercure Trismégiste!
- Mercure! Dompteur des coursiers!
- Dieu qu'invoque le théurgiste,
- De nuit, loin des forums grossiers!
- Hermès ! Baume des cicatrices!
- Toi, dont les mains consolatrices
- Fleurissent lèvres et matrices!
- Dieu des savants et des sorciers!
- Divin Hermès qui fais éclore
- Le métal d'or dans les creusets!
- Dieu qui baignes d'aurore (sic)
- Les fronts anathématisés!
- Dieu qui semas nos deuils moroses
- De gemmes, d'astres et de roses
- Et qui comblas d'apothéoses
- Nos pauvres cœurs martyrisés!
- Hermès, riant et bénévole!
- Reçois nos vœux reconnaissants!
- Reçois l'âme de mes paroles!
- Reçois mes paroles d'encens!
- Métamorphose en nard, en myrrhe,
- En cinname de Cachemire,
- En ambre, en baume de Palmyre,
- Tous mes cantiques impuissants!
- Que mon cœur s'évapore comme
- Un religieux encensoir !...
- Et qu'il baigne de cinnamome
- Le trône où je t'ai vu t'asseoir!
- Ne rends pas mes louanges vaines!
- Fais couler du feu dans mes veines!
- Que mes chants te soient des verveines!
- Mes mots, les astres d'un beau soir!
- Dans les Mystères ineffables,
- Nous prélassons nos membres nus !...
- Nous vivons sous des ciels de fables
- Des baisers que nul n'a connus...
- Les Mages aux âmes flétries,
- Restés dans nos vieilles patries,
- Ignorant nos forêts fleuries,
- Raillent nos exils ingénus !...
- Nos brocarts leur semblent des loques !...
- Que nous importe leur mépris?
- Que nous importe qu'on se moque
- Des hymnes qu'on n'a point compris?
- Et que nous importe le nombre
- Des aveugles à l'âme sombre
- Dont l'œil séché prend pour de l'ombre
- Nos gais midis clairs et fleuris?
- Mes verbes dansent en délire,
- Captifs évadés des cachots !...
- Mon cœur frémit comme une lyre!
- Mon ventre est plein de parfums chauds!
- Mes mains ont des gestes de reines!
- Mon âme est pleine de Sirènes
- Chantant des Péans et des Thrênes
- Dans le nuage des réchauds!...
- Hermès! Mon corps roule parterre,
- Ivre de chansons et d'encens!...
- J'ai bu le vin noir du Mystère!
- J'ai bu des lions rugissants!
- Hermès ! La neige de mes hanches,
- Vole comme des plumes blanches
- Et mes yeux pleurent des pervenches
- Et des saphirs éblouissants !...
- Hermès! Hermès ! Hermharpocrate!
- Dieu des luths, des sphynx, des ibis!
- Tauth ! fils du Nil et de l'Euphrate!
- Hermapollôn! Hermanubis!
- Dieu des couleuvres bicéphales!
- Dieu des cabales triomphales!
- Dieu des pierres philosophales
- Et des creusets pleins de rubis !. . .
- Ainsi parla Circé, théa des Etruries,
- Dont le corps dévêtu brillait de pierreries,
- Au milieu de l'azur bienveillant des prairies !...
- Et, ses deux yeux pleins de saphirs éblouissants,
- Et son cœur défaillant de musique et d'encens,
- Et saoule d'avoir bu des lions rugissants,
- D'avoir bu, d'une gorge et d'une âme voraces,
- De l'azur, du soleil, du ciel et de l'espace,
- Et d'avoir contemplé le dieu Tauth face à face,
- Elle tordit son corps, reptile convulsé,
- Et, comme un beau serpent qu'un dard a traversé,
- Morte, elle s'écroula, l'ondoyante Circé.
- Les clairons d'or sonnaient sous les bleus sycomores,
- Et l'essaim voltigeant et blond des cystophores
- Lui présentait le talisman des mandragores,
- La fleur qui fait revivre et le saint bézoard...
- Soudain s'est rouverte la bouche!... Et l'œil hagard...
- Et le sang s'est remis à couler sous son fard !...
- Et les doux exilés des méchantes patries,
- Comme un avril qui monte en des branches flétries
- Sentant sourdre un printemps dans leurs tètes fleuries
- Comprirent qu'ils étaient : des Effluves d'encens,
- Des Ames, des Parfums, des Papillons, dansant
- Dans la Respiration de l'Etre Eblouissant !...
- Nos brocarts leur semblent des loques...
- Que nous importe leur mépris?
- Que nous importe qu'on se moque
- Des hymnes qu'on n'a point compris?
- Et que nous importe le nombre
- Des aveugles à l'âme sombre
- Dont l'œil séché prend pour de l'ombre
- Nos gais midis clairs et fleuris !...
Juin 1890.
G.-Albert Aurier
(1) Erreur de copie sans doute: nous n'avons pas retrouvé le premier manuscrit. — A. V.