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Version actuelle en date du 7 juin 2010 à 09:27
Le fleuve au vent du soir fait chanter ses roseaux...
Seul je m'en suis allé : j'ai dénoué l'amarre,
Puis je me suis couché dans ma jonque bizarre,
Sans bruit de peur de faire envoler les oiseaux.
Et nous sommes partis tous deux — au fil de l'eau —
Très lentement — sans savoir où. — Le charme est rare
Que donne un inconnu fluide où l'on s'égare...
Par instants, j'atteignais quelque frêle rameau,
Et je restais bercé sur un flot d'indolence,
À respirer ton âme, ô beau soir de silence !
Car j'ai l'amour subtil du crépuscule fin :
L'eau musicale et triste est la sœur de mon rêve :
Ma tasse est diaphane, et je porte sans fin
Un cœur mélancolique, où la lune se lève,
La Vie est une fleur que je respire à peine,
Car tout parfum terrestre est douloureux au fond.
J'ignore l'heure vaine et les hommes qui vont,
Et dans l'île d'Email ma Fantaisie est reine.
Mes bonheurs délicats sont faits de porcelaine,
Je n'y touche jamais qu'avec un soin profond ;
Et l'azur fin, qu'exhale en fumant mon thé blond,
Dans sa fuite subtile emporte toute peine.