b. — L'ENFER
Dans son humble cellule, traversée d'étranges
lueurs qui ne provenaient ni de l'aube naissante,
ni de la lampe moribonde, l'illustre Hérétique écrivait.
Au début de son léger Monitoire, il avait posé
cet indéniable aphorisme, base de toute morale vraiment sérieuse :
il y a un enfer
Maintenant, en de rougeoyantes cornues, il distillait les immondes sulfures, activait dans les
marmites du diable les soupes à la poix ; cuisinait
les sauces au bitume, dosait les rations d'huile
bouillante, trempait dans la résine, pour les illuminations anniversaires, les cheveux blonds des Bien-Aimées et la barbe des Amants ; il élargissait de vastes étangs d'alcool où, comme des ronds
de citron dans un punch, des énergumènes flottaient, sommés de flammes vertes ; il arrosait de
plomb fondu les crânes rebelles au Verbe éternel,
et la chair dévorée renaissait magiquement pour grésiller encore sous l'immortelle pluie de feu ;
ici, un terrible hachoir hachait les mains menteuses ; là, un racloir, d'un mécanisme surhumain,
raclait sur leurs os gémissants la chair stérile des
vierges folles ; — et des cœurs tombaient sous la meule infernale aussi pressés que des grains de blé.
L'illustre Hérétique n'oubliait pas les âmes, fourbissait, avec, le plus grand soin, les fourches de la peur, les flèches du remords, les colliers de l'angoisse, les marteaux de l'effroi, les chaînés de la
honte, les tenailles de la désolation.
Ensuite, il passa aux preuves.
Il évoquait de sinistres damnés, de lamentables
cadavres surgissant et disant, avec des yeux pleins
d'une épouvante infinie : je suis en enfer ! » Ratbod, roi des Frisons, émergea ainsi du fond des
abîmes, vint secouer devant ses officiers surpris
des menottes de fer rouge. De même, le comte
Orloff, quittant pour un instant les géhennes, manifesta, grâce à sa présence insolite en pantoufles
et en robe de chambre, la vérité de l'enfer niée
par un incrédule général. Et d'autres, et combien
d'autres, rejetés, momentanément par le gouffre,
marquèrent sur les vivants, sur les meubles, sur
les tentures, les traces carbonisées de leurs doigts
en feu, ou bien, avec une jovialité véritablement
démoniaque, s'amusèrent, comme ce damné fameux, dont parle Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, à revenir asperger d'innocentes créatures, avec
un liquide plus corrosif que l'eau seconde, en criant d'une voix non dénuée d'une certaine ironie : Voici l'eau froide dont on se rafraîchit en enfer.
Des nuages couvraient le ciel, l'humble cellule
était traversée de lueurs qui ne provenaient ni du
soleil voilé ni de la lampe morte.
L'illustre Hérétique avait incliné vers la table sa
tête méditatrice, il la releva soudain, et, pris d'un
douloureux ricanement, il proféra ces quelques syllabes :
. . . Et des cœurs tombaient sous la meule infernale, aussi pressés que des grains de blé.
Remy de Gourmont.
30 Janvier 1890.