À Ernest Raynaud
I
Son inspection habituelle terminée, Monsieur le Directeur de l'Institution Saint-Marc quitta le dortoir. Chaque élève s'était glissé dans ses draps, comme dans un étui, en se faisant tout petit, afin de ne pas se déborder. Le maître d'étude Violone, d'un tour de tête, s'assura que
tout le monde était couché, et, se haussant sur la pointe
du pied, doucement baissa le gaz. Aussitôt, entre voisins,
le caquetage commença. De chevet à chevet, les chuchotements se croisèrent, et des lèvres en mouvement
monta, par tout le dortoir, un bruissement confus, où,
de temps en temps, se distinguait le sifflement bref d'une
consonne. C'était sourd, continu, agaçant à la fin, et il
semblait vraiment que tous ces babils, invisibles et remuants comme des souris, étaient occupés à grignoter du silence.
Violone mit des savates, se promena quelque temps
entre les lits, chatouillant ça le pied d'un élève, là tirant
le pompon du bonnet d'un autre, et s'arrêta près de
Marseau, avec lequel il donnait, tous les soirs, l'exemple
des longues causeries prolongées bien avant dans la
nuit. Le plus souvent, les élèves avaient cessé leur conversation, par degrés étouffée comme s'ils eussent peu à
peu tiré leur drap sur leur bouche, que le maître d'étude
était encore penché sur le lit de Marseau, les coudes durement appuyés sur le fer, insensible à la paralysie de
ses avant-bras et au remue-ménage des fourmis courant
à fleur de peau jusqu'au bout de ses doigts. Il s'amusait
de ses récits enfantins, et le tenait éveillé par d'intimes
confidences et des histoires de cœur. Tout de suite, il
l'avait chéri pour la tendre et transparente enluminure de
son visage, qui paraissait éclairé en dedans. Ce n'était
plus une peau, mais une pulpe, derrière laquelle, à la
moindre variation atmosphérique par exemple, s'enchevêtraient visiblement les veinules, comme les lignes d'une
carte d'atlas sous une feuille de papier à décalquer.
Marseau avait d'ailleurs une manière séduisante de
rougir sans savoir pourquoi et à l'improviste qui le faisait
aimer comme une jeune fille. Souvent, un camarade pesait du bout du doigt sur l'une de ses joues et se retirait
avec brusquerie, laissant une tâche blanche, bientôt recouverte
d'une coloration rouge, qui s’étendait avec rapidité comme du vin dans de l’eau pure, se variait richement et se nuançait depuis le bout du nez rose jusqu'aux oreilles lilas. Chacun pouvait opérer lui-même, et
Marseau se prêtait complaisamment aux expériences. On
l'avait surnommé Veilleuse, Lanterne, Bec de gaz et
même Quatorze-Juillet. C'était un peu long, mais si
symbolique ! Cette faculté de s'embraser à volonté lui
avait fait bien des envieux.
Véringue, son voisin de lit, le jalousait entre tous,
sorte de petit pierrot lymphatique et grêle, au visage farineux, qui se pinçait vainement, à se faire mal, son épiderme exsangue, pour y amener quoi ! et encore pas
toujours, quelque point d'un roux douteux. Il eût volontiers, zébré haineusement à coups d'ongle et écorcé
comme des oranges les joues vermillonnées de Marseau.
Depuis longtemps très intrigué, il se tint aux écoutes,
ce soir-là, dès la venue de Violone, soupçonneux à raison
peut-être et désireux de savoir la vérité sur les allures
cachottières du maitre d'étude. Il mit en jeu toute son
habileté de petit espion, simula un ronflement pour rire,
changea avec affectation de côté, en ayant soin de faire
le tour complet, poussa un cri perçant, car chacun, n'est-ce pas, a le droit d'avoir son cauchemar, ce qui réveilla
en peur le dortoir et imprima un fort mouvement de
houle à tous les draps ; puis, dès que Violone se fut
éloigné, il dit à Marseau, le torse hors du lit, le souffle ardent :
— Pistolet ! Pistolet !
Il ne lui fut rien répondu. Véringue se mit sur les genoux, saisit le drap de Marseau, et, le secouant avec force :
— Entends-tu ? Pistolet !
Pistolet ne semblant pas entendre, Véringue exaspéré reprit :
— C'est du propre !... Tu crois que je ne vous ai pas vus. Dis voir un peu qu'il ne t'a pas embrassé ! dis-le voir un peu que tu n'es pas son pistolet ?
Il se dressait, le col tendu, pareil à lin jars blanc qu'on agace, les poings fermés au bord du lit.
Mais, cette fois, on lui répondit :
— Eh bien ! après ?
D'un seul coup de reins, Véringue rentra dans ses draps : c'était le maître d'étude qui revenait en scène, apparu soudainement !
— Oui, dit Violone, je t'ai embrassé, Marseau ; tu peux l'avouer, car tu n'as fait aucun mal. Je t'ai embrassé sur
le front, mais Véringue ne peut pas comprendre, déjà
trop dépravé pour son age, que c'est là un baiser pur et
chaste, un baiser de père à enfant, et que je t'aime
comme un fils, ou si tu veux comme un petit frère, et
demain il ira répéter partout je ne sais quoi, le petit imbécile !
À ces mots, tandis que la voix de Violone vibrait
sourdement, Véringue feignit de dormir. Toutefois, il
soulevait sa tête afin d'entendre encore. Marseau avait
écouté le maître d'étude, le souffle ténu, ténu, car tout
en trouvant ses paroles très naturelles et bien compréhensibles, il tremblait comme s'il eût redouté la révélation de quelque mystère. Violone continua, le plus bas
qu'il put. C'étaient des mots inarticulés, lointains, des
sons à peine localisés. Véringue, qui, sans oser se retourner, se rapprochait insensiblement, au moyen de légères oscillations de hanches, n'entendait plus rien. Son
attention était à ce point surexcitée que ses oreilles lui
semblaient matériellement se creuser et s'évaser en entonnoir ; mais aucun son n'y tombait. Il se rappelait
avoir éprouvé parfois une sensation d'effort semblable,
en écoutant aux portes, en collant son œil à la serrure,
avec le désir d'en agrandir le trou, et d'attirer à lui,
comme avec un crampon, ce qu'il voulait voir. Cependant, il l'aurait parié, Violone répétait encore :
— Oui,mon affection est pure, pure, et c'est ce que
ce petit imbécile ne comprend pas !
Enfin le maître d'étude se pencha avec la douceur
d'une ombre sur le front de Marseau, l'embrassa, en le
caressant de sa barbiche comme d'un pinceau, puis se
redressa pour s'en aller, et Véringue le suivit des yeux
glissant entre les rangées de lits. Quand la main de
Violone frôlait un traversin, le dormeur dérangé changeait de côté avec un fort soupir.
Véringue guetta longtemps. Il craignait un nouveau
retour brusque de Violone. Déjà Marseau faisait la boule
dans son lit, la couverture sur ses yeux, bien éveillé
d'ailleurs, et tout au souvenir de l'aventure dont il ne
savait que penser. II n'y voyait rien de vilain qui pût le
tourmenter, et cependant, dans la nuit des draps, l'image de Violone flottait lumineusement, étrange et
douce comme ces images de femmes qui l'avaient échauffé
en plus d'un rêve.
Véringue se lassa d'attendre. Ses paupières, comme
aimantées, se rapprochaient. Il s'imposa de fixer le gaz
presque éteint, mais après avoir compté trois éclosions
de petites bulles crépitantes et pressées de sortir du bec,
il s'endormit.
III
Le lendemain matin, au lavabo, tandis que les cornes
des serviettes, trempées dans un peu d'eau froide, frottaient légèrement les pommettes frileuses, Véringue regarda méchamment Marseau, et, s'efforçant d'être bien
féroce, il l'insulta de nouveau, les dents serrées sur les
syllabes sifflantes :
— Pistolet ! pistolet !
Les joues de Marseau s'empourprèrent, mais il répondit sans colère et le regard presque suppliant :
— Puisque je te dis que ce n'est pas vrai, ce que tu
crois !
Le maître d'étude passa la visite des mains. Les
élèves, sur deux rangs, offraient sans conviction d'abord
le dos, puis la paume de leurs mains, en les retournant avec rapidité, et les remettaient aussitôt bien au
chaud, dans les poches ou sous la tiédeur de l'édredon
le plus proche. D'ordinaire, Violone s'abstenait scrupuleusement de les regarder. Cette fois, bien mal à propos, il trouva que celles de Véringue n'étaient pas très
propres. Véringue, prié de les repasser sous le robinet,
se révolta. On pouvait, à vrai dire, y remarquer une
tache bleuâtre, mais il soutint que c'était un commencement d'engelure. On lui en voulait, sûrement. Violone
dut le faire conduire chez M. le Directeur, Celui-ci, matinal, préparait dans son cabinet vieux vert un cours
d'histoire qu'il faisait aux grands, à ses moments perdus.
Écrasant sur le tapis de sa table le bout de ses gros
doigts, il posait les principaux jalons : ici la chute de
l'Empire Romain ; au milieu la prise de Constantinople
par les Turcs ; plus loin l'Histoire contemporaine, qui
commence on ne sait où et n'en finit plus. Il avait une
ample robe de chambre dont les galons brodés cerclaient
sa poitrine puissante, pareils à des cordages autour d'une
colonne. Il mangeait visiblement trop, cet homme ; ses
traits étaient gros et toujours un peu luisants. Il parlait
fortement, même aux dames, et les plis de son cou ondulaient sur son col fripé d'une manière lente et rythmique. Il était encore remarquable pour la rondeur de
ses yeux et l'épaisseur de ses moustaches.
Véringue se tenait debout devant lui, sa casquette
entre les jambes afin de garder toute sa liberté d'action.
D'une voix terrible, le Directeur demanda :
— Qu'est-ce que c'est ?
— Monsieur, c'est le maître d'étude qui m'envoie
vous dire que j'ai les mains sales, mais c'est pas vrai !
Et de nouveau, consciencieusement, Véringue montra
ses mains en les retournant : d'abord le dos, ensuite la
paume. Il fit même la preuve : d'abord la paume, ensuite
le dos.
— Ah, c'est pas vrai, dit le Directeur, quatre jours de
séquestre, mon petit !
— Monsieur, dit Véringue, le maître d'étude, il m'en
veut !
— Ah ! il t'en veut, huit jours, mon petit !
Véringue connaissait son homme. Une telle douceur
ne le surprit point. Il était bien décidé à tout affronter. Il prit une pose raide, serra ses jambes et s'enhardit au
mépris d'une gifle. Car c'était chez Monsieur le Directeur une innocente manie d'abattre, de temps en temps,
un élève récalcitrant du revers de la main : vlan ! L'habileté pour l'élève visé consistait à prévoir le coup et à se
baisser, et le Directeur se déséquilibrait au rire étouffé de
tous. Mais il ne recommençait pas, sa dignité l'empêchant d'user de ruse à son tour. Il devait arriver droit et
du premier coup sur la joue choisie, où alors ne se mêler de rien.
— Monsieur, dit Véringue réellement audacieux et
fier, le maître d'étude et Marseau, ils font des choses !
Aussitôt les yeux du Directeur se troublèrent comme si
deux moucherons s'y fussent précipités soudain. Il appuya ses deux poings fermés au bord de la table, se leva
à demi, la tête en avant, comme s'il allait cogner Véringue en pleine poitrine, et demanda par sons gutturaux :
— Quelles choses ?
Véringue sembla pris an dépourvu. Il attendait (peut-être, après tout, que ce n'était que différé) l'envoi d'un
tome massif de monsieur Henri Martin, par exemple,
lancé d'une main adroite, et voilà qu'on lui demandait
des détails, et des détails précis, naturellement. Pourquoi
pas des gravures ? Comme il apprenait l'anglais, il se dit
intérieurement : shocking ! Le Directeur attendait. Tous
les plis de son cou s'étaient réunis pour ne former qu'un
bourrelet unique, un épais rond de cuir, où siégeait, de guingois, sa tête. Véringue hésita, le temps de se convaincre que les mots ne lui venaient pas, puis, la mine
tout à coup confuse, le dos rond, l'attitude apparemment gauche et penaude, il alla chercher sa casquette
entre ses jambes, l'en retira aplatie, se courba de plus en
plus, se ratatina, et l'éleva doucement, sa casquette, à
hauteur de menton, et lentement, sournoisement, avec
des précautions pudiques, il enfouit sa tête simiesque et pâle dans la doublure ouatée, sans dire un mot.
IV
Le jour même, à la suite d'une courte enquête, Violone recevait son congé !
Ce fut un touchant départ,
presque une cérémonie.
— Je reviendrai, avait dit Violone, c'est une absence.
Mais il n'en fit accroire à personne. L'Institution renouvelait constamment son personnel, comme si elle
eût craint pour lui la moisissure. C'était un va et vient
de maîtres d'étude. Celui-là partait comme les autres, et
meilleur il partait plus vite. Presque tous l'aimaient. On
ne lui connaissait pas d'égal dans l'art d'écrire des en-têtes pour cahiers, tels que : Cahier d'exercices grecs
appartenant à... Les majuscules étaient moulées comme
des lettres d'enseigne. Les bancs se vidaient. On
faisait cercle autour de son bureau. Sa belle main,
où brillait la pierre verte d'une bague, se promenait élégamment sur le papier. Au bas de la page, il improvisait
une signature. Elle tombait, comme une pierre dans l'eau,
dans une ondulation et un remous de lignes à la fois régulières et capricieuses qui formaient le paraphe, un petit
chef-d'œuvre tout simplement. La queue du paraphe s'égarait, se perdait dans le paraphe lui-même. Il fallait
regarder de très près, chercher longtemps pour la retrouver. Quelquefois même on n'y parvenait pas. Inutile de
dire que le tout était fait d'un seul trait de plume. Un
jour, il réussit un enchevêtrement de lignes qu'il dénomma cul-de-lampe. Longuement, les petits s'émerveillèrent.
Son renvoi les chagrina fort.
Ils convinrent qu'ils devaient bourdonner le Directeur
à la première occasion, c'est-à-dire enfler les joues et
imiter avec les lèvres le vol des bourdons pour marquer
leur mécontentement. Quelque jour, ils n'y manqueraient
pas. En attendant, ils s'attristèrent les uns les autres.
Violone, qui se sentait regretté, eut la coquetterie de partir pendant une recréation. Quand il parut dans la cour,
suivi d'un garçon qui portait sa malle, tous les petits s'élancèrent. Il serrait des mains, tapotait des visages, et
s'efforçait d'arracher les pans de sa redingote sans les déchirer, cerné, envahi, et souriant, ému. Les uns, suspendus à la barre fixe, s'arrêtaient au milieu d'un renversement et sautaient à terre, la bouche ouverte, le front en
sueur, leurs manches de chemise retroussées et les doigts
écartés, car enduits de colophane ils s'engluaient au premier rapprochement. D'autres, plus calmes, qui tournaient
monotonement dans la cour, agitaient les mains en signe
d'adieu. Le garçon, courbé sous la malle, s'était arrêté
afin de conserver ses distances, ce dont profita un tout
petit pour plaquer sur son tablier bien blanc ses cinq
doigts trempés dans du sable mouillé. Les joues de Marseau s'étaient rosées à paraître peintes. Il éprouvait sa
première peine de cœur sérieuse, mais troublé, et contraint de s'avouer qu'il regrettait le maître d'étude un
peu comme une petite cousine, il se tenait à l'écart, inquiet, presque honteux. Sans embarras, Violone allait
vers lui quand on entendit un fracas de carreaux. Tous
les regards montèrent vers la petite fenêtre grillée du séquestre. La vilaine et sauvage tête de Véringue parut. Il
grimaçait, blême petite bête mauvaise en cage, les cheveux dans les yeux et ses dents blanches toutes à l'air.
Il passa la main droite entre les débris de la vitre, qui le
mordit comme animée, et menaça Violone de son poing
saignant.
— C'est toi, dit le maître d'étude, petit imbécile, te
voilà content !
— Dame ! lui cria Véringue, tandis que, avec entrain,
il cassait d'un second coup de poing, un autre carreau.
Pourquoi que vous l'embrassiez, et que vous m'embrassiez pas, moi ?
Et il ajouta, en se barbouillant gaminement la figure
avec le sang qui coulait de sa main coupée :
— Tiens, moi aussi, j'en ai des joues rouges, quand
j'en veux !
Renard.