Les fumées montent comme des folles vers la
clarté du pays bleu ; elles partent en guerre, les
fumées, contre l'implacable azur.
... Oh ! Les fumées furieuses, les fumées désespérées,
les fumées mauvaises, les fumées inutiles,
les fumées malades, les fumées humbles.
Les longs mufles tendus des usines lancent des
tourbillons noirs striés d'étincelles rouges, crêpe
lourd d'un deuil larmé de sang, et les spirales
effroyables montent, montent à l'assaut du jeune
éther, de l'éther divin, éternellement radieux. Elles
se ruent dans le vide, les fumées furieuses, s'étalent
pour salir, se replient pour souiller plus profondément,
se condensent pour engendrer les
foudres. Elles déploient l'étendard sombre des
cités écrasées par le travail, elles hurlent, elles se tordent, elles cherchent les étoiles pour les voler,
comme les pauvres, farouches, volent les pièces
d'or... Et le soleil, au matin, les dévore peu à peu,
les dissout, les déchire de ses rayons railleurs ; elles deviennent brumes tristes ; ce nuage léger
qui fuit l'aurore s'en va loin, n'importe où, pleurer
sur des montagnes inconnues toutes les misères dont est plein...
Les voilà, sortant du champ de bataille, les fumées désespérées, faites d'âcres senteurs de poudre,
blanches, à reflets écarlates, puis d'un violet
sinistre, balançant leurs aigrettes chaudes aux
sommets des arbres tremblants. Les voilà, les rapides,
les coléreuses, elles montent, montent,
portant des clameurs de victoire ou de terreur.
Quelquefois, elles sont toutes jaunes en passant
sous le soleil, elles ressemblent à de la chair
étendue, à un épais drapeau taillé dans une viande
livide éclaboussée d'éclats de bronze... Et le soleil,
le soir, prend les fumées désespérées, les
rousses, pour s'en nimber à son couchant !...
Elles se lèvent lentement des marécages malsains,
les fumées mauvaises et sournoises ; à leur
tour, par les temps du renouveau, les crépuscules
tièdes, elles montent en vapeurs suffocantes,
portant la fièvre de la terre, tous les miasmes pestilentiels, se dégageant des pourritures secrètes ou
des tas de fleurs expirées. Elles sont douces, enveloppantes, comme la fantaisie d'une femme.
Elles se réunissent mollement, elles partent pour
aller étouffer dans une étreinte caressante l'azur
qui rit, le soleil qui se moque... Et le soleil les
arrête à mi-chemin, les pulvérise pour les jeter,
au printemps, en poignées de pollen sur les
grandes prairies vierges...
Elles montent,les fumées inutiles ; toutes, aussi,
elles montent, courageuses, indépendantes,
les unes ballottées sur le caprice des vents du nord,
les autres frêles, ténues, mais féroces comme des
blasphèmes d'enfant. Il y a les soupirs d'amour
et les soupirs d'agonie durant les nuits d'hiver.
Deci, delà, un flocon blanc pur : l'haleine d'un
poète qui se réchauffe en soufflant dans ses doigts
transis. Un flocon bleuâtre : la fumée du cigare
que savoure l'athée. Un flocon pourpre : l'asphyxie
de la fille abandonnée, buée fusant meurtrière
par la vitre cassée trop tard. Oh ! les fumées
inutiles !... Surtout, par-dessus tout, les inutiles
fumées d'encens ! Elles montent, elles montent...
Et le soleil hautain fait suinter sur les cités maudites
les pleurs des révoltés, les sanglots
des prières, les larmes d'amour, en un brouillard
froid...
Comme une nuée diaphane, elles montent par
les larges cheminées des hospices, les pâles
fumées malades, et les quintes de toux des poitrinaires,
les tisanes bouillantes, les respirations courtes
des opérés, montent, montent péniblement, se traînant, navrantes, témoignant des tortures inouïes
qu'endurent les malheureux punis d'avoir voulu
vivre. Oh ! les fumées désolées !... Et, indifférent,
le soleil en arrose, l'automne, l'asphalte de nos
boulevards : c'est la pluie lugubre de novembre,
qui abat les feuilles, une pluie valétudinaire...
Elles ne sont point montées jusqu'au jeune
éther triomphant, les humbles fumées !... Non,
elles sont retombées sur les roses fraîches en rosée
les exhalaisons des roses flétries. Et les derniers
petits souffles des vieux petits oiseaux ont semé,
sur les mousses, des gouttelettes amères que le
soleil a bues sans les voir !...
...Les fumées remontent comme des folles vers
la clarté du pays bleu, elles repartent en guerre,
les fumées, en guerre contre un implacable
azur !...
Rachilde.
Mars 1890.