Bürckhardt, dans son Diarium si précieux pour l'histoire des Borgia, rapporte qu'une nuit de mariage princier les invités seigneuriaux et sacerdotaux, en vêtements d'église et de bal, entrèrent, précédés de porteurs de torches, dans la chambre nuptiale, et, rejetant les couvertures, mirent à nu les adolescents enlacés. Je crains qu'une orthodoxie rigoureuse ne condamnât ce rite inaccoutumé, et cependant j'y vois moins une profanation qu'un hommage élégant et somptueux à la beauté et aux gloires parfois augustes de la chair. Camille Mendès aurait dû vivre en cette Italie de la fin du XVme
siècle, ou mieux un peu plus tard, sous Léon X; il fût peut être devenu cardinal comme Bembo: il sait aussi bien le latin, et fait de meilleurs vers. Il aurait du vivre ? Non; il a vécu alors. Il a gardé l'eurhythmie, quelque complaisance au péché et le sens de la femme qui échappe à beaucoup, tant qu'il n'y a aucune impiété de sa part à transgresser les mystères et à rejeter les voiles. Dès les Histoires d'amour, publiées il y a déjà longtemps par A. Lemerre, il fut ce prêtre un peu indiscret, mais si fervent ! Nul n'a montré de créatures plus effroyables ou plus divines, les deux ensemble parfois, que les femmes apparues dans Le Roi Vierge, dans Zo’ Har, dans Méphistophéla, ni même que les trois perverses petites amies Jo, Lo et Zo, et jamais toute la haine et toute la tendresse de l'homme pour « l'enfant malade et douze fois impur » ne s'est plus magnifiquement exprimée qu'en l'admirable poème en prose qui précède La Première Maitresse: c'est l'histoire d'un roi d'Égypte endormi dans son cercueil de cristal et qui porte encore, immortelle, l'imperceptible blessure d'un baiser quarante fois séculaire.
« Une ambiguë créature à l'âme trop vile pour la tendresse, aux yeux trop purs pour la débauche », ainsi est définie Liliane, la dernière venue parmi celles qui résument en soi et exagèrent assez pour devenir des êtres réels dans le monde de l'art l'un des multiples aspects de la femme. La contradiction absolue entre ce qu'elle est et ce qu'elle parait être, entre la candeur de « l'enfant bleue » et la science , en théorie et en action, de la plus astucieuse obscénité, font d'elle un monstre à part, très bien conçu et très parfait. Que la même personne retrousse volontiers ses jupes au gré du premier venu ou de la première venue, s'en aille très tranquillement à une soirée de journalistes et de cabotins, le soir où sa mère est morte, et quitte le lendemain matin la chambre d'hôtel où elle s'est donnée pour assister à l'enterrement, qu'elle achète un beau jour un singe et se livre sur lui à des jeux peu innocents que les manuels des confesseurs appelleraient : bestialité, que la même personne fasse tout cela et garde une attitude de touchante ingénuité, ne veuille pas être traitée de filles sans attaques de nerfs, « parce que, elle, elle a été bien élevée », et raconte tout à coup les histoires de couvent les plus irréprochablement naïves, voilà qui semble impossible ; et cependant cette dualité n'a plus rien qui étonne si l'on veut bien considérer que Liliane est réellement une enfant. Petit prodige qui à peine hors du maillot récitait des fables et jouait méthodiquement de la musique classique chez les personnes sérieuses, farcie de toutes les nomenclatures de mythologie, d'histoire, voire de botanique ou d'autres sciences plus relevées, violée à neuf ans par un abominable vieillard, elle a appris la débauche comme le reste et est devenue très forte sans cesser d'être une simple pensionnaire qui apprend bien : « Il y avait dans sa façon de faire crier de joie son amant un peu de la satisfaction qu'aurait une écolière à étonner un examinateur en récitant sans faute une leçon bien étudiée,
quoique ennuyeuse peut-être. » Par un arrêt de développement intellectuel et moral explicable, si l'on veut bien songer à ce viol en un âge si précoce, elle a neuf ou dix ans au plus, malgré ses dix-sept-ans ; elle est restée une enfant, c'est-à-dire une âme inconsciente, incapable de pudeur ou d'impudeur, puisque la pudeur suppose l'idée du mal.
Ce caractère exceptionnel est jusqu'ici très fortement établi par le parfait magicien de lettres qui l'imagina. Mais il faut se défendre contre le charme et contester le revirement qui se produit en Liliane, bien qu'une mort presque immédiate permette de croire qu'un retour aux habitudes anciennes eût peut-être été possible. Cette merveilleuse cure psychologique est si difficile à admettre qu'elle est racontée par l'excellente Mme Laveleyne au lieu d'être mise en action; mais une parole ou un acte seront toujours plus significatifs que les explications, si subtiles qu'on les invente. Et, après tout, est-il nécessaire de se défendre? Je ne pense pas que jamais l'exactitude analytique doive être préférée à l'affirmation d'un poète, quelle que soit de prime abord l'étrangeté de ce qu'il affirme. L'important, c'est que Catulle Mendès ait écrit un Beau livre de plus et que Liliane et ses comparses, Faustin Laveleyne, Mme Laveleyne, Nathan Klotz, le marquis de Montpoul, ceux du premier plan et ceux qu'on entrevoit seulement, soient doués d'une vie intense et personnelle ; c'est aussi que La Femme-Enfant soit exécutée en un français irréprochable, qualité fort peu commune quoi qu'en pensent quelques-uns, tandis que nombre de poètes et de romanciers, nos compatriotes par l'acte de naissance, parlent couramment le Welche et quelquefois le Pahouin.
Pierre Quillard.